jeudi 28 juin 2007

« T'as vu le prof, il fait des bouquins... »

PORTRAIT D'UN PROFESSEUR

Entre romans et élèves, ces enseignants qui refusent de choisir
« T'as vu le prof, il fait des bouquins... »
Professeurs, ils écrivent. Ecrivains, ils enseignent. L'écriture les aide dans leur métier de prof. Le contact avec les jeunes les enrichit pour créer. Sauf s'ils n'ont pas vraiment la vocation. Alors, la célébrité venue...

Au début, il y avait l'écriture. Et les vacances. Tous y ont pensé : tout ce temps libre, toutes ces heures où la plume pouvait vagabonder... Y aurait-il autant d'enseignants écrivains s'il n'y avait pas ces longues semaines que l'on peut vouer aux muses ? Bernard Chambaz, professeur au lycée Louis-le-Grand, à Paris, écrivain et aussi cycliste ( il a publié le mois dernier « Eviva l'Italia. Une balade à vélo »), n'a cessé d'écrire romans et poésies depuis son Goncourt du premier roman pour « l'Arbre de vies » en 1993. « Je ne fais pas d'heures supplémentaires , avoue-t-il. Je veux me garder ce temps libre. » François Bégaudeau, professeur dans le 19 e arrondissement de Paris, fougueux défenseur de la cause des élèves, connaît depuis un an la gloire avec « Entre les murs », un roman dont le héros, prof de collège, lui ressemble beaucoup : « Je ne voulais pas être aliéné par un métier . Si dur soit-il , celui-ci ne me coince pas dans un lieu. L'écriture s'est engouffrée dans ce temps libéré . » Ce temps libre, Patrick Grainville, depuis son prix Goncourt 1976 pour « les Flamboyants », n'a jamais cessé de se le ménager tout en enseignant le français au lycée Evariste-Galois à Sartrouville : « J'ai commencé à peu près en même temps que je publiais mon premier livre. J'avais besoin des deux. Aujourd'hui , la tendance , dans les lycées , est aux réunions multiples ... Mais, à 60 ans, je me dérobe un peu. » Est-ce à dire que le lycée est pour tous ceux qui écrivent une planque ? Que leur métier de professeur est alimentaire ? Sûrement pas. Plusieurs auraient pu abandonner à l'heure du succès. Ils ne l'ont pas fait. Ils avaient la vocation. Il suffit pour s'en convaincre de les entendre évoquer leur classe. Ou d'écouter leurs élèves. « Il raconte l'histoire comme un roman. On ne s'ennuie jamais » , raconte Aullène Toussaint, élève de Bernard Chambaz au lycée Louis-le-Grand où sa réputation de « bon prof » est légendaire. Chambaz, qui préfère enseigner l'histoire plutôt que la littérature pour éviter les interférences, n'a pourtant pu bannir tout à fait la seconde : « Je donne des bibliographies romanesques. On apprend plus avec Soljenitsyne qu'avec “ le Livre noir du communisme” . » Et puis, pour beaucoup de ces profs, l'enseignement est un lien avec la société, une ouverture au monde indispensable à leur travail d'écrivain : « Mon métier est une école de vie, dit Bernard Chambaz, un contact social. Cette proximité avec la jeunesse, c'est une chance dont se nourrit l'écriture . Même si mes vraies passions restent mes livres. » « Etre prof me donne le sentiment d'être resté dans la vraie vie » , renchérit Philippe Delerm. Après le succès - tardif mais spectaculaire - de « la Première Gorgée de bière », le grand prof barbu aurait pu quitter le collège de Bernay ( 12 000 habitants ), dans l'Eure, où il enseigne depuis trente ans. Il a préféré continuer à mi-temps. « Faire parler , faire écrire , faire découvrir des auteurs : ça reste un métier vivant. J'ai toujours une sorte de boule au moment de la rentrée : qu'est-ce que cette année va me réserver ? », raconte-t-il d'une voix douce. A Bernay, il anime le club théâtre, y apporte parfois sa guitare pour expliquer un texte de chanson, y joue au foot. L'enseignement, c'est aussi la vraie vie pour François Bégaudeau, qui a parmi ses élèves des jeunes réputés difficiles : « A l'école , on est au coeur de la société , avec cette crainte d'être un instrument de l'échec , un soldat au service d'une machine à exclure. » Lui est allé plus loin : il en a parlé directement dans ses livres : « Le réel reste le matériau idéal pour la littérature . » L'aventure l'a mené loin : le succès d' « Entre les murs » a abouti à la production d'un film et c'est lui qui jouera son propre rôle dans l'adaptation qu'en tire actuellement le réalisateur de « Ressources humaines », Laurent Cantet. Il s'est mis cette année, pour cause de tournage, en disponibilité. Pas question, pourtant, d'abandonner les élèves : « Je reprendrai. J'ai trop peur, seul, de devenir un imbécile . Etre prof m'a rendu meilleur. L'enseignement m'a évité de devenir “ intello” . » Bien sûr, il y a aussi les autres. Ceux pour qui le succès littéraire a été une occasion inespérée de quitter un métier qui ne les passionnait pas. Muriel Barbery, professeur de philosophie en IUFM et fille de prof, n'avait pas choisi d'enseigner : « J'ai suivi les rails sur lesquels on m'avait mise. » Le succès surprise de son « Elégance du hérisson » a été libérateur : « Je peinais pour conjuguer mes deux activités . Il me fallait beaucoup de temps pour me déconnecter du travail et me mettre dans l'état d'esprit détendu nécessaire à l'écriture . » Aujourd'hui, elle a demandé une disponibilité, envisage la démission en cas de refus, va partir avec son mari pendant un an au Japon et en Nouvelle-Z élande. Une délivrance. Auteur de romans policiers érudits et de robustes romans historiques (« Neropolis »), Hubert Monteilhet, professeur d'histoire, a longtemps enseigné en Tunisie. C'est aujourd'hui un vieux monsieur réjouissant et iconoclaste. Il a résolu d'emblée les contradictions entre enseignement et littérature : « L'Education nationale est un métier merveilleux qui n'a qu'un problème : les élèves . » Dès qu'il l'a pu, il est parti. Mais pour l'écrivain resté fidèle au poste, que se passe-t-il en salle des profs quand sonne l'heure de la célébrité ? « Il y a eu trois périodes , se souvient Philippe Delerm. La première , quand j'écrivais sans être publié et que je n'en parlais pas. La deuxième , quand j'ai été publié mais pas reconnu : c'était plus compliqué . Mes collègues se demandaient ce que je cherchais . La troisième , avec le succès , a été beaucoup plus facile à vivre. On m'a su gré de ne pas avoir trop changé . Et certains, à Bernay, me sont toujours reconnaissants d'être resté . » Le Goncourt de Patrick Grainville n'a pas non plus beaucoup changé la donne : « Les gens paraissaient contents. Sans doute cette éphémère notoriété a-t-elle assoupli les relations avec la direction... » Et les élèves ? La plupart des profs écrivains ne font pas état en classe de leurs activités littéraires. « Je ne suscite rien, affirme Bégaudeau. C'est le minimum de la pudeur. » Mais à l'heure de la télévision il est parfois difficile de garder l'anonymat : « Mes passages à la télé n'impressionnent pas beaucoup mes élèves . Moins, en tout cas, que le fait d'avoir écrit un livre. » Philippe Delerm se permet tout au plus, de temps en temps, une allusion : « En étudiant Le Clézio , j'ai signalé que cette façon de parler d'une petite chose qui devient un monde était aussi ma voie d'écriture . » Patrick Grainville est convaincu que cela transparaît parfois : « Quand j'explique un texte, c'est sans doute moins formel, moins mécanique , parce que j'ai cette pratique de l'écriture . Mais je ne le dis jamais directement. » Les élèves respectent cette retenue. Comme Aullène Toussaint, élève de Chambaz : « Je sais qu'il écrit . Mais luimême ne le mentionne que très rarement. J'ai lu un livre de lui. Je l'en estime d'autant plus. Mais je ne lui en ai jamais parlé . » Certains osent, pourtant. Demander une dédicace, apporter un texte... S'ils sollicitent Bernard Chambaz, celui-ci leur demande de revenir à la fin de l'année, quand il ne sera plus « le prof »... Mais il accepte de dédicacer des livres : « C'est touchant quand un adolescent, avec la fragilité de son âge , vous demande une signature. Cela console des files qui attendent devant Amélie Nothomb au Salon du Livre. » Muriel Barbery a toujours été très réservée sur le sujet : « Longtemps j'ai écrit sans espérer être publiée . Je n'en parlais à personne . Aujourd'hui , mes étudiantes ont compris que je désirais être discrète . » Patrick Granville, lui, se sent une responsabilité : « Il faut garder une distance. Parfois, on m'apporte des textes. Je fais très attention. Je dis qu'il faut continuer, mûrir . Une simple remarque peut faire beaucoup de mal. Le texte est en devenir. L'enfant , lui, est entier . » Même après trente ans, l'écrivain en lui n'a pas étouffé le professeur.

Hubert Prolongeau
Le Nouvel Observateur

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